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  Le général Higgins raccroche brusquement le téléphone. C’est sa première manifestation d’humeur.

— L’observateur nous a filé entre les doigts, dit-il amer. Notre système d’écoute avait pourtant bien repéré sa position, mais, lorsque la patrouille la plus voisine s’est présentée, la pie n’était plus au nid.

— C’est visiblement un observateur mobile, déclare Timothy March. Quand on sait que trois voitures sur quatre sont munies d’un poste de radio, il sera presque impossible de coincer ce salaud.

— Nos groupes et la police sont en train de placer des barrages autour du Capitole, reprend Higgins. Si nous parvenons à empêcher l’observateur de garder ses cibles en vue, il ne pourra pas transmettre les corrections nécessaires. Et Fawkes tirera à l’aveuglette.

  Le Président ne quitte pas des yeux l’écran de télévision, et il regarde tristement l’image que transmet le satellite : le Mémorial Lincoln en ruine.

— Leur plan est astucieux, dit-il à voix basse. Quelques morts de plus ne signifient pas grand-chose aujourd’hui pour la majorité des Américains. Mais détruisez un monument national vénéré, et tout le monde souffre. Messieurs, vous pouvez être assurés que dès ce soir une foule d’Américains furieux va chercher un moyen d’exprimer sa colère.

— Si le prochain obus est chargé de M. S…. fait Jarvis, sans terminer sa phrase.

— J’ai l’impression que nous sommes en train de jouer à une sorte de roulette russe : nous voilà à deux ôtés de trente-sept, dit Timothy March.

  De l’autre côté de la table, Higgins interroge l’amiral Kemper du regard.

— Quelle peut être à votre avis la cadence de tir du lowa ?

— L’intervalle entre le premier obus et le second était de quatre minutes dix secondes, répond l’amiral. Deux fois moins rapide que la cadence d’un équipage en temps de guerre, mais c’est encore très respectable pour une barque vieille de quarante ans et un équipage improvisé.

— Ce que je ne comprends pas, fait remarquer March, c’est pourquoi Fawkes n’utilise que la pièce centrale de la tourelle. On dirait qu’il n’a pas l’intention de se servir des deux autres.

— Il respecte le manuel, explique Kemper. Il conserve sa force en ne tirant qu’un obus à la fois pour harceler l’ennemi. Il a eu de la chance avec le second : il a mis dans le mille. La prochaine fois qu’il trouve ses coordonnées, je vous parie qu’il fera feu de ses trois pièces.

  Le téléphone d’Higgins sonne. Le général décroche, écoute un instant, le visage défait.

— Le troisième projectile est en route.

  La caméra du satellite prend du champ pour couvrir un rayon de trois kilomètres autour de la Maison-Blanche. Les regards ne quittent pas l’image de la ville ; chacun redoute que ce projectile ne soit celui qui contient le micro-organisme et essaie de deviner quel monument a été pris cette fois pour cible. Une explosion pulvérise 15 mètres de trottoir et arrache deux arbres dans un geyser de pierres, de terre et de poussière sur le côté nord de l’avenue de la Constitution.

— C’est au bâtiment des Archives nationales qu’il en a maintenant, dit le Président d’une voix découragée. Fawkes essaie de détruire la Déclaration d’Indépendance et la Constitution.

— Monsieur le Président, je vous supplie de donner immédiatement l’ordre de détruire le lowa avec un engin nucléaire, dit Higgins dont le visage habituellement rose a viré au gris.

Le Président paraît accablé ; il a la tête enfoncée dans les épaules comme s’il avait froid.

— Non, répond-il d’un ton résolu.

Higgins baisse les bras et se laisse aller lourdement dans son fauteuil. Kemper pianote sur la table avec son crayon et réfléchit : il semble avoir une idée.

— Il existe une autre solution, dit-il finalement d’une voix animée. Nous allons faire sauter la tourelle numéro deux du cuirassé toujours avare de ses mots. Dès que le pilote a lancé ses missiles, il laisse aux troupes terrestres le soin de les diriger. Général Higgins, vos hommes sont assez près du navire pour placer un Satan dans une cible de 50 centimètres.

Higgins se saisit du téléphone et regarde le Président.

— Si Fawkes conserve la même cadence de tir, il ne nous reste que deux minutes.

— Allez-y, ordonne le Président sans hésiter. Pendant qu’Higgins donne ses instructions aux forces disposées autour du lowa, Kemp examine le dossier qui contient les plans détaillés du navire.

— Le blindage de cette tourelle est d’une épaisseur qui varie entre 18 et 40 centimètres, annonce Kemper. Il se peut que nous ne le transpercions pas, mais le vous garantis que nous assommerons les hommes qui se trouvent à l’intérieur.

— Et les S.E.A.L. ? demande le Président. Peut-on les prévenir de nos intentions ?

— Nous le ferions si c’était possible, répond Kemper l’air grave. Mais nous sommes sans liaison radio avec eux depuis qu’ils ont plongé.

 

  Ce n’est pas la faute de Fergus : une balle de mitrailleuse d’un homme du lowa lui a arraché l’appareil des mains. La balle lui a tranché net le majeur de la main gauche avant de fracasser l’appareil et de lui transpercer la paume de la main droite. Le second émetteur porté par le chef de groupe est également hors service : l’homme a reçu une salve en pleine poitrine, et son corps sans vie descend au fil du fleuve.

  Dans l’abordage, Fergus a perdu six des trente hommes de son unité. Ils ont réussi à escalader les flancs du navire en expédiant à l’arbalète des crochets portant des échelles de nylon par-dessus le bastingage. Lorsqu’ils ont pris pied sur le pont principal, les S.E.A.L. ont été accueillis par le feu de toutes les armes du bord. Homme par homme, ou par petits groupes, ils répondent maintenant aux défenseurs du navire.

  Fergus a été coupé de son unité : la fusillade le cloue derrière l’affût du palan qui servait à hisser les avions à bord. Le temps presse. Il est furieux et en oublie la souffrance de ses mains blessées. Il avait l’ordre de s’emparer de la plate-forme d’atterrissage avant que les Sud-Africains n’ouvrent le feu. Il crache un juron lorsque la détonation du troisième tir se répercute le long du fleuve.

  Il peut voir au-dessus des collines les hélicoptères des Marines qui attendent son signal pour venir se poser. Prudemment, il passe la tête et risque un coup d’œil : les tireurs protégés par le blindage de la passerelle l’ont momentanément oublié pour concentrer leur feu sur les S.E.A.L. qui progressent sans l’attendre.

  Calant sa mitraillette dans le creux de son bras, Fergus se dresse d’un bond et fonce à découvert sur le pont en tirant rafale sur rafale. Il est presque à l’abri de la tourelle arrière lorsque les hommes de Fawkes l’aperçoivent : une balle lui transperce le mollet de la jambe gauche.

Emporté par son élan, il fait encore quelques pas, tombe et roule sous la masse de la fausse tourelle. Il a l’impression qu’on passe au fer rouge les nerfs de sa jambe. Couché sur le pont, il écoute la fusillade qui continue devant lui, et il s’efforce de ne pas penser à ses blessures lorsque deux Specter F. 120 sortent en hurlant de la couche de nuages et lâchent leur bordée meurtrière.

 

  N’était la douleur sourde qui l’enveloppe de la tête aux pieds, Pitt jurerait qu’il est mort. Presque à regret, il chasse la brume qui lui engourdit l’esprit et il se force à ouvrir les yeux.

Il se met alors à explorer les différentes parties de son corps. Il ne souffre pas seulement de ce que les journalistes spécialistes des « chiens écrasés » appellent « des contusions multiples », il a probablement deux ou trois côtes fêlées. Il se caresse la tête et est tout heureux de voir qu’il n’a pas de sang sur les mains. Mais ce qu’il ne s’explique pas, ce sont les échardes de bois plantées dans son épaule droite.

  Pitt prend alors la décision de s’asseoir puis de se mettre à quatre pattes. Tous ses muscles obéissent à son commandement. Jusque-là tout va bien. Il respire à fond et se relève, aussi fier de cette performance que s’il venait d’escalader le mont Everest. A quelques pieds de lui, on aperçoit la lumière du jour dans une brèche, et il s’en approche en titubant.

  Son esprit commence à tourner sur six de ses huit cylindres habituels, et il comprend aussitôt pourquoi il n’a pas été réduit à l’état de hamburger lorsqu’il s’est écrasé contre la superstructure du navire. Les six millimètres du contreplaqué ont cédé sous le choc : il a traversé comme un boulet la paroi extérieure et ouvert une belle brèche à travers une autre, avant de terminer son vol dans une coursive, devant le carré des officiers. Et voilà qui explique les mystérieuses échardes !

  Encore dans le brouillard, il se rappelle pourtant une énorme explosion suivie d’une trépidation. Les pièces de 400, songe-t-il. Mais combien de fois ont-elles tiré ? Combien de temps est-il resté inconscient ? On entend au-dehors le crépitement d’armes automatiques. Qui donc est en train de se battre et contre qui ? Il oublie d’ailleurs ces questions à mesure qu’elles lui viennent : elles sont en fait sans importance. Ce sont ses problèmes personnels qu’il est d’abord important de résoudre.

  Pitt fait quelques pas dans la coursive, il s’arrête, tire une lampe électrique d’une de ses poches et, d’une autre, un schéma du navire. Il lui faut deux bonnes minutes pour repérer l’endroit exact où il se trouve. Lorsque vous regardez le dédale que constitue la disposition intérieure d’un navire de guerre, vous avez l’impression de regarder la coupe d’un gratte-ciel qu’on aurait couché sur une de ses faces.

  Ayant découvert la voie qui mène à la soute à munitions avant, Pitt avance sans bruit dans la coursive. Il n’a encore fait que quelques pas lorsque le navire roule, secoué par un barrage de puissantes explosions. La poussière accumulée au cours des longues années de sommeil du lowa s’élève en nuages suffocants. Pitt écarte les bras pour conserver son équilibre, il vacille et s’accroche à l’embrasure d’une porte qui s’est ouverte fort opportunément. Il reste là à tousser et à cracher la poussière pendant que sous ses pieds le pont retrouve son calme.

  La chose allait lui échapper, elle lui aurait échappé si un accès de curiosité instinctive n’avait éveillé son attention. D’ailleurs, ce n’est  pas de la curiosité, pas vraiment, mais plutôt un détail insolite qui s’est inscrit dans sa vision périphérique. Il braque le faisceau de sa lampe : c’est une chaussure marron  – une chaussure de luxe, faite par un bottier  – qui chausse le pied d’un Noir élégamment vêtu d’un complet sombre avec gilet. Les mains de l’homme sont liées loin l’une de l’autre au-dessus de sa tête par des cordages passés dans la tuyauterie du plafond.

 

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